Une géographie de l’Islam classique



« L’Islam c’est une longue route qui de l’océan Atlantique à l’Océan Pacifique perce la masse puissante et rigide du Vieux Monde. Rome n’a pas fait davantage quand elle a constitué l’unité de la Méditerranée.

L’Islam, c’est donc cette chance historique qui, à partir du VIIe siècle, en a fait l’unificateur du Vieux monde. Entre ces masses denses d’hommes : l’Europe au sens large, les Afriques Noires, l’Extrême-Orient, il détient les passages obligés et vit de sa fonction profitable d’intermédiaire. Rien ne transite qui ne le veille ou ne le tolère. Pour ce monde solide, où manque, au centre, la souplesse de larges routes marines, l’Islam est ce que sera plus tard l’Europe triomphante à l’échelle de la planète, une économie, une civilisation dominante.

Forcément cette grandeur a ses faiblesses : le manque d’hommes chroniques ; une technique imparfaite ; des querelles intérieures dont la religion est le prétexte autant que le fondement ; la difficulté congénitale, pour le premier Islam, à se saisir des déserts froids, à les écluser au moins à la hauteur du Tukestan ou de l’Iran. Là est le point faible de l’ensemble au voisinage ou en arrière de la porte de Dzougarie, ente le double danger mongol et turc.

Dernière faiblesse : l’Islam est prisonnier bientôt d’une certaine réussite, de ce sentiment confortable d’être au centre du monde, d’avoir trouvé les solutions efficaces, de ne pas avoir à en chercher d’autres. Les navigateurs arabes connaissent les deux faces de l'Afrique Noire, l’atlantique et l’indienne, ils soupçonnent que l’Océan les rejoint et ils ne s’en soucient pas…

Sur quoi arrive, avec le XVe siècle, l’immense succès des Turcs : un second Islam, un second ordre islamique, lié celui-là à la terre, au cavalier, au soldat. « Nordique » et, par la possession des Balkans, terriblement enfoncé en Europe. Le premier Islam avait abouti en Espagne en fin de course. Le cœur de l’aventure de Osmanlis se situe en Europe et dans une ville maritime qui les emportera, les trahira aussi. Cet acharnement d’Istanbul à sédentariser, à organiser, à planifier est de style européen.

Il engage les Sultans dans des conflits périmés, leur cache les vrais problèmes. En 1529, ne pas creuser un canal de Suez cependant commencé ; en 1538, ne pas s’engager à fond dans la lutte contre le Portugais et se heurter à la Perse dans une guerre fratricide, au milieu du vide des confins ; en 1569, rater la conquête de la Basse-Volga et ne pas rouvrir la Route de la Soie, se perdre dans des guerres inutiles de Méditerranée alors que le problème est de sortir de ce monde enchanté : autant d’occasions perdues !… »

(Fernand Braudel, La Méditerranée)

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