Les Goulags de la démocratie, Angela Y. Davis

S’il est un livre à lire, en cette période électorale qui préconise la « tolérance zéro » et les « encadrements militaires », c’est celui d’Angela Davis. Dans « Les Goulags de la démocratie » (1), cette érudite féministe connue pour ses combats contre toutes les formes d’oppression, envisage le rôle joué par la prison dans la reproduction du racisme et de la répression politique.

 Quand Angela Davis évoque le système carcéral, elle sait de quoi elle parle. Inscrite sur la liste des dix personnes les plus recherchées du FBI suite à de fausses accusations, elle fut d’abord condamnée à la peine capitale puis acquittée en 1972 après seize mois de détention provisoire à New York. Elle a été amenée à réfléchir « à la prison en tant qu’institution - non seulement à l’emprisonnement politique, mais également aux rapports entre les processus interdépendants que sont la criminalisation et la racialisation. » (p.122)

 Le combat de cette ancienne ennemie de l’état désormais devenue l’une des intellectuelles publiques les plus importantes aux Etats-Unis trouve toute sa force au cours des entretiens contenus dans cet ouvrage, lesquels ont été échangés durant la période qui révéla au monde entier l’usage de la torture à Guantanamo et Abou Ghraïb. Angela Davis analyse brillamment les traitements des prisonniers dans les établissements américains, le racisme institutionnalisé, les violences sexuelles, la pauvreté…

Elle décrit la « manière dont l’esclavage continue de perdurer dans les institutions contemporaines » par le biais de la prison (notamment avec le retrait du droit de vote des prisonniers. Il est, à ce propos, significatif de rappeler que « Bush n’aurait pas été élu si l’on avait permis aux prisonniers de voter. ») et de la peine de mort. Elle détaille la « boulimie d’emprisonnement » de la société états-unienne :

 « Au lieu de construire des maisons, jetons les sans-abri en prison. Au lieu de développer le système éducatif, jetons les analphabètes en prison. Jetons en prison ceux qui perdent leur travail à cause de la désindustrialisation, de la mondialisation du capital et du démantèlement de l’état providence. Débarrassons-nous de tous ces gens-là. Libérons la société de toutes ces populations dont on peut se passer. En vertu de cette logique, la prison devient un moyen de faire disparaître les problèmes sociaux sous-jacents qu’ils incarnent. » (p.47)

 Ne se contentant pas d’éliminer les gens, le complexe carcéro-industriel fait écho au complexe militaro-industriel :

« En fait, de nombreux jeunes qui s’engagent dans l’armée - en particulier parmi les jeunes de couleur - le font souvent pour échapper à une trajectoire de pauvreté, de toxicomanie et d’analphabétisme qui les mènerait directement en prison. Brève observation, enfin, dont les implications sont énormes. Au moins une entreprise de l’industrie de la défense a recruté activement de la main d’œuvre carcérale. Représentez-vous cette image : des prisonniers fabriquent des armements qui aident le gouvernement dans sa quête de domination mondiale. » (p.45)

 C’est un processus global qu’il faut discerner :

 « Les prisons, leur architecture, leurs technologies, leurs régimes, les marchandises que les détenus consomment et produisent, et la rhétorique qui légitime leur prolifération, tout cela voyage des Etats-Unis vers le reste du monde » (p.132)

 Angela Davis montre avec clarté les liens étroits qui unissent la politique carcérale et la politique étrangère des Etats-Unis. Face aux révélations médiatiques concernant Abou Ghraïb en Irak, il faut se rendre à l’évidence et admettre que les mauvais traitements et les viols des détenus sont issus de « techniques de châtiment qui s’inscrivent profondément dans l’histoire de l’institution de la prison » (p.56).

Il ne s’agit pas seulement de constater la dégradation des conditions carcérales, mais d’observer « la manière dont ces institutions peuvent être déployées dans le contexte de la guerre des Etats-Unis pour la domination planétaire » (p.83). Par-delà la thématique carcérale, c’est « au type de démocratie auquel on nous demande de consentir » (p.53) qu’Angela Davis nous invite à réfléchir.

 « Comment devons-nous interpréter la violence liée à l’exportation de la démocratie à la sauce états-unienne en Iraq ? Quel genre de démocratie est disposée à traiter des êtres humains comme des déchets ? » (p.56)

 Angela Davis nous alerte sur cette notion de démocratie « façonnée en quelque chose comme une marchandise qui peut être exportée, vendue ou imposée à des populations entières » (p.97) et rappelle qu’une démocratie ne peut émerger de l’oppression d’un groupe par un autre. Dans le prolongement de l’abolition de l’esclavage, il faut désormais « souligner le caractère désuet de l’emprisonnement comme mode dominant de châtiment » (p.87) et envisager l’abolition du système carcéral. Cela nous permettrait d’imaginer « d’autres versions de la démocratie, de futures démocraties (…) dans lesquelles les problèmes sociaux qui ont permis l’émergence du complexe carcéro-industriel seront, sinon totalement résolus, tout au moins affrontés et reconnus. » (p.54) Les changements révolutionnaires sont toujours possibles.

Angela Davis, symbole des mouvements contestataires dans les années 60-70, porte aujourd’hui l’espoir de luttes radicales :

 « Nous devrions adopter un vigoureux multiculturalisme à teneur politique qui mette l’accent sur l’unité communautaire transraciale et sur la poursuite des luttes pour l’égalité et la justice. C’est-à-dire une unité communautaire transraciale non dans le but de créer un beau « bouquet de fleurs » ou un alléchant « bol de salade » - voilà certaines des représentations métaphoriques du multiculturalisme - mais comme moyen de combattre les inégalités structurelles et de lutter pour la justice. Ce type de multiculturalisme est doté de potentialités radicales. » (p. 36)

 Ces potentialités, il faut les tenter. Ce défi, oh combien dérangeant et provocant pour certains, est celui qu’il nous faut relevers au quotidien. Angela Davis nous montre le chemin. Et peu importent les erreurs que nous pourrions commettre, puisqu’elles contribuent à l’émergence de rapports plus humains et « font avancer la lutte pour la paix et la justice sociale ».

Severine Capeille

(1) Les goulags de la démocratie, Angela Davis, Editions Au Diable Vauvert, 2006.



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