Le Peuple, quelle couleur ?

Le peuple est de retour. Dans les faits, les discours et même à la télévision. Généralement invisibles, les classes populaires sont parvenues ces dernières années à forcer le passage à la faveur de leurs luttes : ArcelorMittal, Fralib, Lejaby… Mais pour qui aiguise son regard, on a comme l’impression d’un brouillage. De temps en temps, surgissent des images en couleur : Africain ou Asiatique sans papiers occupant son agence d’intérim, caissière de supermarché arabe en grève, militants guadeloupéens du LKP manifestant contre la pwofitasyon, femmes noires porte-parole des salariés de la sécurité des aéroports… Puis, la couleur disparaît, le « prolo » blanc de même, les classes supérieures reprennent l’antenne : elles constituent 93 % des personnes représentées à la télé, selon le CSA !

Cette panne de notre fenêtre sur le monde révèle une profonde malfaçon dans notre imaginaire collectif : dans la construction, la représentation et l’identification du peuple et des classes populaires, de leur unité et de la conscience de leurs intérêts communs. Or, si la gauche riposte depuis longtemps aux discours de division de classe et de genre (paysans, petits commerçants et artisans contre ouvriers et employés, ces derniers contre les « classes moyennes », privé contre public, hommes contre femmes…), elle a beaucoup plus de mal avec les nouvelles divisions raciales qui menacent d’affaiblir la remobilisation populaire et sur lesquelles intellectuels et mouvements des quartiers populaires alertent pourtant depuis des années.

Le racisme n’est pas d’abord une question de « peur de l’autre » qui passerait avec le temps, l’éducation et quelques concerts « touche pas à mon pote ». Le racisme (et son adjuvant la « race ») est une construction sociale, systémique, un rapport de pouvoir, de domination et d’exploitation. Mettant en concurrence groupes et individus, il favorise celles et ceux qui sont désignés comme étant de la « bonne » couleur, ethnicité, culture, religion, race (pour faire vite, les Blancs) face à celles et ceux qui sont assignés aux « mauvaises » couleurs et autres variations ethnoculturelles (les Noirs, Arabes, musulmans…) et sont discriminés. Si les premiers bénéficient alors, y compris à leur corps défendant, de l’« avantage » ou du « privilège » d’être blanc, c’est précisément parce que les seconds sont désavantagés.

Ce clivage constitue une arme de division massive des classes populaires. Quand, des livres d’histoire à la sphère économique et politique, de la vie publique à l’intime, Noirs, Arabes, musulmans sont systématiquement assignés à une condition et à des places subalternes, aux clichés sur l’islam, par exemple sur le halal, quand on ne sait pas si un banal contrôle de police ne va pas mortellement tourner, comment ne pas se sentir un citoyen de seconde zone, un « non-être », comment ne pas développer de l’amertume, de la rancœur, voire de la haine ? Quand les classes populaires blanches, à force de reculs sociaux, en sont réduites à se disputer les rares miettes tombées du festin des puissants avec les Noirs, Arabes, musulmans… et que l’angoisse du déclassement devient quotidienne, comment ne pas être tenté de défendre ce maigre « avantage blanc » ? De la funeste expression « Français de souche » au débat nauséabond sur l’« identité nationale » le racisme trouve ainsi un terreau fertile pour s’implanter.

Face aux discours et aux politiques de division, il faut s’unir pour reprendre le pouvoir, partager les richesses qu’une minorité accapare, remettre en cause ce que les classes dominantes occidentales imposent aux classes populaires du monde entier comme vision du bonheur et du progrès. Et pour cela, il faut déjà que la gauche accepte d’analyser objectivement le problème, de remonter à sa source, d’interroger l’histoire coloniale et postcoloniale de la France, de la République. Revisiter par exemple ce moment fondateur de la fin du XIXe siècle qui voit, d’une part, l’intégration d’une partie du peuple (les « classes dangereuses ») et du mouvement ouvrier dans un « creuset » républicain désormais délimité nationalement ; et, d’autre part, le début d’une expansion coloniale justifiée par nombre de hérauts républicains par le droit et le devoir « des races supérieures » à civiliser les « races inférieures »…

Ce retour sur soi et sur le passé est un exercice nécessaire si l’on veut être capable, à gauche, d’inventer une nouvelle idée du peuple, alternative à celles qui dominent aujourd’hui. D’un côté, le pôle national-autoritaire entend (res)susciter l’adhésion populaire en stimulant le terreau ethniciste identitaire français : donner l’impression de défendre les avantages blancs est le meilleur moyen de protéger les privilèges des classes dominantes. De l’autre, le pôle républicaniste-intégrationniste évacue la dimension systémique du racisme, se contente d’un antiracisme dépolitisé parsemé de zestes de « diversité » qui perpétue au final l’ordre social et racial dominant. Ces deux conceptions – l’agressive comme la démissionnaire – nous mènent droit dans le mur. En 2005, la révolte des quartiers populaires avait choisi pour cibles privilégiées les symboles de l’État. « La prochaine fois, le feu » prévenait en 1962 l’écrivain noir états-unien James Baldwin, trois ans avant les émeutes de Watts.

Il est urgent pour la gauche de prendre à bras-le-corps cette cassure au sein des classes populaires, de proposer une politique structurelle de lutte contre les discriminations systémiques, pour l’égalité réelle et de nouvelles conquêtes sociales pour tous. Dans la nouvelle unité populaire que nous avons à inventer, dans les mobilisations sociales et politiques que nous construisons au quotidien, dans la stratégie et le programme de transformation sociale et écologique que nous défendons, faire place au peuple, c’est faire place, résolument et avec fierté, à toutes ses couleurs;

Danièle Obono Razmig Keucheyan 
et Stéphane Lavignotte

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