« Le mythe de l’islamisation. Essai sur une obsession collective » (Introduction)

Au milieu des années 2000, un mot étrange commence à imprégner les débats publics dans la plupart des sociétés européennes : islamisation. Les musulmans, dont le nombre s’accroîtrait dangereusement, chercheraient à submerger et, in fine, à dissoudre les cultures nationales. Des mouvements se fédèrent autour de cette angoisse nouvelle. L’English Defense League, issue de supporters de football fanatiques, puis la Dutch Defense League, la Ligue de défense française, le Bloc identitaire, l’European Defense League ou l’Observatoire de l’islamisation sont autant d’associations apparues en ce début de XXIe siècle entièrement vouées à la lutte contre l’islam.

 Ces organisations très actives sont idéologiquement nourries de thèses conspirationnistes, dont une des plus populaires, connue sous le nom d’« Eurabia », a été lancée en 2005 par l’universitaire britannique née en Égypte Bat Y’eor. Selon celle- ci, il existerait un axe secret arabo musulman-européen : une Europe moralement décadente et économiquement fragilisée depuis les chocs pétroliers des années 1970 aurait été en quelque sorte corrompue (soudoyée en particulier à coup de pétrodollars) par les pays arabes en échange de l’ouverture béante de ses frontières aux musulmans et de sa complaisance illimitée face à l’islam. Du point de vue des relations internationales, une politique aveuglément pro-arabe en général et pro palestinienne en particulier serait une des illustrations de cette entente secrète. Du point de vue intérieur, le laisser faire face à l’immigration massive de musulmans déferlant sur l’Europe – et devenus de plus en plus revendicatifs – serait une autre preuve de la vassalisation progressive du continent.

Le thème de l’islamisation ne touche pas seulement, au demeurant, des groupuscules proches de l’extrême droite ou identifiés comme tels. Les fondateurs du site Internet Riposte laïque créé en 2007, ouvertement acquis à l’hypothèse Eurabia, se présentent par exemple comme étant issus de la gauche laïque militante. Certains d’entre eux, tels que Pierre Cassin, sont d’ailleurs d’anciens trotskistes et rédacteurs du site républicaniste de gauche Respublica.

Ils auraient pris conscience qu’il était urgent de se concentrer, au-delà des oppositions partisanes, sur la résistance et la riposte à l’offensive musulmane qui disposerait en Europe « d’alliés surprenants » et qui viserait « à en finir avec la séparation des Églises et de l’État, […] avec la démocratie », à traquer les « esprits libres » et « à supprimer la liberté d’expression ». Riposte laïque – s’appuyant sur l’association Résistance républicaine – est devenu un des laboratoires dans lesquels s’est élaboré un nouveau populisme, non plus simplement nationaliste mais européaniste, entièrement fondé sur le rejet de l’islam. Outre le fameux « apéro saucisson- pinard », on lui doit la dénonciation en 2009 des prières hebdomadaires de musulmans dans la rue Myrha à Paris, interprétées comme un acte intentionnel d’occupation quasi militaire, dont la police française serait même complice, comme le prouverait son laxisme en la matière. En raison de la notoriété acquise à travers ce type de campagne, relayée entre autres par le Front national, un représentant du site sera entendu à l’automne de la même année par la commission d’information parlementaire sur le voile intégral.

Le mouvement a clairement une dimension européenne : une « Conférence anti-jihad internationale » s’est tenue à Zurich en 2010 sous l’égide de l’International Civil Liberties Alliance (ICLA), qui, contrairement à ce que son nom indique, s’occupe peu de liberté civile mais beaucoup de « désislamisation ». Des « Assises internationales sur l’islamisation de nos pays » ont aussi été organisées en décembre 2010 à Paris, réunissant des personnalités politiques comme le député suisse Oskar Freysinger ou des intellectuels comme Renaud Camus, que nous retrouverons dans le cours de ce livre. Si cette vision effrayée était restée l’apanage d’une poignée de militants ou d’idéologues radicaux, elle ne serait pas totalement surprenante, mais elle s’impose aujourd’hui avec la force de l’évidence dans des discours abondamment diffusés dans les médias, parfois dans les déclarations de politiciens que l’on ne répertorie pas comme extrémistes, justifiant même l’élaboration de lois ciblées, singulièrement et aujourd'hui avant tout en France, même si le phénomène a pris une ampleur continentale. Nous ne sommes plus dans le rejet classique des étrangers qui voleraient « nos » emplois et s’intégreraient mal ; nous avons également dépassé la simple islamophobie qui s’est diffusée dans les années 1980 et 1990. Un pas supplémentaire a manifestement été franchi. Au-delà d’une éventuelle poussée démographique ou d’hypothétiques obstacles à l’« assimilation », la religiosité des musulmans, la visibilité des symboles d’islamité, le développement du commerce halal et, bien sûr, les différentes déclinaisons du voile sont désormais interprétés comme autant de signes d’une entreprise d’acculturation inversée : loin de s’« intégrer » aux populations européennes, les musulmans chercheraient à leur imposer leur propre mode de vie.

Le célèbre éditorialiste Ivan Rioufol n’hésite pas à comparer la situation actuelle de l’Europe à la Chute de Constantinople : « […] ce qui frappe à la lecture de ce déclin et de l’effacement brutal de la civilisation byzantine [face à l’islam] est la permanence de sentiments contemporains, à commencer par le déni des dangers pourtant prévisibles […]. » Nous ferions face à une « islamisation d’isolats plus ou moins étendus », ce qui nous conduirait « avant la fin de ce siècle » à un « progressif effacement culturel et identitaire rendant dérisoire toute résistance finale ». Rioufol en appelle solennellement, pour contrecarrer « ce destin d’une nouvelle France gagnée par un peuplement nouveau », à réagir vigoureusement, à se préparer à une « épreuve de force à engager avec l’islam politique », à une « confrontation » qui « devra être politiquement sans concessions pour être gagnée ». Devant l’imminence de la catastrophe, la tolérance, les accommodements, la négociation ne seraient plus de mise ; ceux qui « rejettent les conflits avec les minorités protégées et prônent le compromis devant l’islamisme sous prétexte de ne pas vouloir “cliver” n’auront pas leur mot à dire ». Insidieusement, l’islam politique, autrement dit l’islamisme, ne serait plus une simple idéologie extrémiste, mais soutiendrait ce « peuplement nouveau » qui envahit nos territoires.

Les inquiétudes d’Ivan Rioufol réunissent ainsi les trois éléments principaux de la théorie de l’islamisation que l’on retrouve dans des proportions et avec des inflexions variables, comme on le verra, chez ses différents tenants :

– Il y aurait un nombre croissant de musulmans, qui submergeraient progressivement les populations européennes de souche, pénétrant des portions toujours plus grandes du territoire.
– Cet envahissement ne découlerait pas seulement d’un débordement démographique passif, mais répondrait à une volonté -concertée à l’échelle continentale, voire mondiale- d’en découdre avec l’Europe (et l’Occident) en vue d’imposer une civilisation fondée sur l’islam.
– Face à l’indolence des Européens aveugles à la transformation de leur propre culture, mais aussi en raison de l’occultation du danger par des intellectuels célébrant le multiculturalisme, l’islam ne pourrait que triompher.

Ces trois thèmes peuvent être plus ou moins accentués ou atténués ; ils n’apparaissent parfois que de manière implicite ou allusive. Le journaliste Éric Zemmour, star du petit écran, s’attardera plus volontiers sur l’intention musulmane d’imposer une contre-société. D’après lui, certains musulmans ne prieraient pas dans la rue par déficit de mosquées, « parce qu’ils manquent de place », mais parce qu’« il y a des groupes qui veulent montrer leur force » ; le halal, « qui se répand », manifesterait un « ordre concurrent » qui se serait « substitué à l’ordre républicain » et que « les bandes » feraient parfois régner « au nom de l’islam » (dans certains quartiers, cet ordre serait même « maintenu par l’imam »).

À cet égard, le déni des intellectuels « bien-pensants », cible récurrente des attaques du polémiste, confinerait à l’auto- aveuglement, comme le montrerait le parallèle avec la Turquie « que l’on donne comme modèle pour mieux rassurer les esprits occidentaux qui ne demandent qu’à être rassurés, [alors qu’une islamisation par le bas de la société grignote lentement mais sûrement les acquis laïques ». Lors du soulèvement tunisien du printemps 2011, les islamistes auraient ainsi « agi un peu à la manière des bolcheviques en 1917 », et « ce n’est pas un hasard car l’islam est un communisme avec Dieu ». Cette vision semble partagée par le rédacteur en chef adjoint du Figaro Magazine, Jean Sévillia, qui voit dans l’islam le « communisme du XXIe siècle ». Selon ce dernier, qui ne va pas jusqu’à évoquer un conflit frontal, l’« irruption massive de l’islam dans nos pays » est un « fait majeur », gros de « toutes les inquiétudes ».

D’autres, à l’instar d’Alain Finkielkraut, mettent plutôt l’accent sur la renonciation des élites, les ravages du politiquement correct, la loi du silence devant l’évidence de la menace : « Plus l’islam est violent, moins on a le droit de parler de la violence de l’islam. » Il serait pourtant indéniable que « le Coran est un livre de guerre », un bréviaire qui développe une morale de la conquête. Certes, « dans l’Ancien Testament, il y a des récits de guerre, mais il n’y a pas d’impératif de guerre comme dans le Coran ». Le glissement des mots est important : ce n’est pas seulement l’islamisme qui est à redouter, mais l’islam en tant que tel et, dès lors, les musulmans dans leur ensemble.

L’idée d’une autocensure des médias et d’un traitement public favorable accordé à l’islam est aussi défendue par la démographe Michèle Tribalat : « Plus personne dans ce pays ne parle librement de la question de l’islam, sans crainte d’une poursuite, de menaces. » Il y aurait un contraste saisissant « entre la bienveillance dont bénéficient ceux qui aujourd’hui se réclament de l’islam et à qui l’on accorde donc le droit à une identité particulière […] et la dureté avec laquelle sont traités les autres. Ces derniers sont priés d’être aussi transparents que possible, sans attachement trop visible à leurs modes de vie ou à leur liberté ». La démographe soutient que, même s’il n’y a pas (encore) une islamisation remarquable du pays (Michèle Tribalat est en effet, par ailleurs, une chercheuse rigoureuse), les minorités musulmanes auraient néanmoins réussi à s’imposer à nous au point d’avoir « déjà changé nos vies dans un domaine vital à la démocratie : la liberté d’expression ».

L’ouvrage qui développe le plus systématiquement cette perception angoissée est peut- être le best-seller de l’éditorialiste du Financial Times Christopher Caldwell : Une révolution sous nos yeux : comment l’islam va transformer la France et l’Europe. Publié en 2009 aux États-Unis et traduit en français en 2011, il égrène un à un les points d’une démonstration qui se veut implacable : le nombre de musulmans augmenterait plus rapidement que le reste de la population européenne ; toutes les immigrations ne se vaudraient pas ; l’islam serait inassimilable ; il existerait une intentionnalité musulmane de conquête, une volonté concertée des musulmans d’imposer leur propre culture et leur mode de vie à leurs hôtes aux dépens des valeurs européennes qu’ils combattraient ; ce processus serait passé inaperçu et pourtant plus rien à l’avenir ne sera comme avant ; la tolérance supposée à l’égard de ces populations appartenant à une autre civilisation serait donc une erreur historique majeure.

Le livre a été salué par le prestigieux périodique anglais The Economist et Michèle Tribalat a écrit la préface dithyrambique de la version française dans laquelle elle sait gré à l’auteur « d’avoir jeté par- dessus bord toutes les prudences oratoires qui rendent le discours jargonneux […] ». D’après cette dernière, Caldwell ne tourne pas « autour du pot » et se pose ainsi la vraie question de savoir « si l’Europe pourra demeurer elle- même après la grande révolution démographique qu’elle connaît depuis quelques décennies, causée par une immigration étrangère porteuse d’islam dans une Europe vieillissante, languissante et sur le déclin. Il n’entretient pas le suspens et répond d’emblée par la négative ». Caldwell prévoit en effet, sans tourner autour du pot, qu’« un jour prochain l’islam en Europe sera assez puissant pour que les Européens regrettent d’avoir croisé son chemin ». Pour éviter la défaite finale, il faudrait engager franchement le combat dès maintenant car « le prix à payer pour mener une bataille frontale contre l’islam ne fera que croître à mesure que les musulmans seront plus nombreux […] ».

À en croire Jean Sévillia, Caldwell ne serait pourtant pas « un excité, un boutefeu, un prêcheur de croisade », mais plutôt un « esprit libre ». Cette eschatologie guerrière est du reste partagée par le grand historien et orientaliste Bernard Lewis. D’après lui, « les Européens sont en train de perdre leur amour- propre et leur confiance en eux […], ils n’ont pas de respect pour leur propre culture » ; ils auraient déjà « capitulé face à l’islam sur leurs propres valeurs dans un état d’esprit d’“auto- humiliation”, de “politiquement correct” et de “multiculturalisme” » ; pour toutes ces raisons, les musulmans « semblent à la veille de s’emparer de l’Europe » .

On pourrait multiplier ce type de citations à l’envi et les pages qui suivent ne compléteront que partiellement ce bref échantillon ; celui- ci est d’ailleurs très loin d’atteindre la virulence de certains propos que l’on trouve en abondance sur Internet, ainsi que tout lecteur pourra aisément s’en rendre compte si ce n’est déjà fait. L’intérêt de ces extraits est ailleurs. Ils soulignent la banalisation d’un discours, porté et donc accrédité par des personnalités renommées. Outre l’objet de leur préoccupation, l’autre point commun remarquable de ces « lanceurs d’alerte » d’un nouveau genre est leur sentiment paradoxal d’être des visionnaires solitaires que personne n’écoute alors même qu’ils disposent par leur notoriété d’un accès quasi illimité à toutes les tribunes et que, comme le montrent deux sondages Ifop réalisés en 2011 que nous détaillerons plus loin, 76 % des personnes interrogées sont convaincues que « l’islam progresse trop en France » et 42 % d’entre elles (pour ne prendre que l’exemple français, dont les chiffres sont proches de la moyenne européenne) perçoivent cette religion comme une « menace ».

Il est bien possible que tous ces inquiets anonymes se considèrent aussi comme une minorité consciente d’un danger que personne à part eux ne prendrait au sérieux. Enfin, dernier trait préoccupant : les tenants de la théorie de l’islamisation (des terres, des cultures, des consciences européennes) nous enjoignent de nous mobiliser, de résister, de lutter contre les musulmans, au nom de la légitime défense qui s’imposerait face à l’esprit de conquête qu’ils leur attribuent.

Est-il possible d’échapper à l’affrontement stérile entre deux camps qui s’accusent mutuellement, à coups d’invectives, de tromper le peuple et d’intoxiquer l’opinion publique ? C’est en tout cas le pari que voudrait remporter ce livre en entreprenant une critique systématique des sources de ce discours et en s’efforçant d’en saisir les ressorts au lieu de se contenter de le dénoncer. L’enquête n’en montrera pas moins que l’idée selon laquelle l’Europe et la France en particulier seraient en phase d’islamisation relève purement et simplement du mythe. Pour comprendre comment les musulmans en sont venus à incarner aux yeux des Européens une telle menace, il faudra tout d’abord remonter aux sources de ce mythe et en reconstituer la genèse. L’hypothèse de la « bombe démographique » musulmane qui serait prête à exploser sur le triple front de la natalité, de l’immigration et de la conversion sera ensuite passée au crible et réfutée. Après le volet quantitatif, l’enquête portera, en deux temps, sur le versant intentionnel du mythe : en premier lieu sur la description des scénarios contradictoires et/ou rocambolesques de la conspiration, puis sur les points d’appui, fallacieusement interprétés, qui leur donnent corps. Les deux derniers chapitres montreront que ce mythe, outre le climat délétère qu’il instaure, a des effets bien réels : il est à l’origine d’un véritable déplacement du centre de gravité de la vie politique européenne, mais également de mesures ciblées et liberticides très concrètes. Il restera alors à comprendre pourquoi les Européens ont tant besoin de l’« ennemi musulman ».

Raphael Liogier

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