Rapport colonial et mémoire de l'immigration

Les émeutes des jeunes des quartiers populaires (1) qui se sont déroulées durant l’année 2005 sont à la fois non surprenantes et révélatrices. Elles sont non surprenantes parce qu’elles se déroulent après près de trois décennies de cris de colère, d’analyses issues des premiers concernés alertant sur la situation de ces quartiers, de réunions publiques, de tentatives d’organisations et de structurations, de marches pacifiques, etc.

 Elles ne sont pas étonnantes non plus car elles ont été précédées d’explosions territorialement limitées : Les Minguettes (1981), Vaulx-en-Velin (1990), Mantes-la-Jolie (1991), Sartrouville (1991), Dammarie-les-Lys (1997), Toulouse (1998), Lille (2000).

Elles sont révélatrices parce que nous assistons à la même tentative de négation de la réalité sociale inégalitaire par la mise en avant d’explications en terme de « démission des parents », de « pathologisation » de ces jeunes « sans repères », de « dérives islamistes », de « zones de non-droits » contrôlées par les maffieux, de « refus de s’intégrer », etc. L’ampleur de la révolte est cependant telle que le scandale inégalitaire vécu par ces jeunes et ces territoires populaires ne peut plus être entièrement nié. Et pourtant c’est de nouveau vers la répression que l’on se tourne dans l’illusion d’obtenir une paix sociale sans justice et sans égalité.

Il est devenu banal et consensuel de dénoncer la « politisation » ou la « surpolitisation » des questions liées à l’immigration et à ses enfants. Les uns en appelle à la vigilance et à la mobilisation « citoyenne » et « républicaine » face aux dangers qui menaceraient les institutions républicaines. Les concepts « lourds » sont alors invoqués pour signaler le danger pour la « République », la « Laïcité », la « Démocratie », etc. Les autres répondent en écho en invoquant la nécessité de dépolitiser le débat, ces questions étant, selon eux, de nature techniques, éducatives et/ou limitées à une dimension partielle de la vie sociale (politique de la ville, devenir du système scolaire, etc.). Malgré la vigueur des oppositions, le socle commun d’une possible et nécessaire dépolitisation se révèle. Malgré les clivages posés, l’idée commune d’une « immigration posant de nouveaux problèmes » est fréquente.

Nous pensons qu’il est nécessaire d’interroger cette évidence et ce consensus pour au moins deux raisons. D’une part parce que « immigration » et « politique » sont indissociables. D’autre part parce que se sont les paradoxes et les contradictions de la République dont il est question et non d’une quelconque « essence nouvelle » des immigrés postcoloniaux et de leurs enfants qui les rendraient « inintégrables » et/ou « posant problème ».

I. Le « premier âge » de la politisation de l’immigration : L’invisibilité et la politesse

De 1945 à la décennie 70, l’immigration et les populations qui en sont issues ne sont pas globalement un « objet politique » et ne sont pas le sujet de « politisation » (2). Il faudra attendre d’une part la « crise économique » et d’autre part les exigences de droits des immigrés (en particulier le droit à un séjour stable) pour que naisse une première version de cette « politisation » : l’exigence d’un retour à la « condition d’immigré » comme force de travail pure, invisible, non sujet de droit et à présence transitoire sur le territoire.

L’illusion de la « neutralité politique » de l’immigration est une des trois relevée par Abdelmalek Sayad comme constitutive du phénomène : « l’illusion d’une présence nécessairement provisoire (…) ; l’illusion, celle-ci étant gouverné par celle-là, que cette présence est totalement justiciable de la raison ou de l’alibi qui est à son principe et qui est ici le travail auquel elle est ou devrait être, en bonne logique, totalement subordonnée ; et, enfin, illusion de la neutralité politique, non pas seulement la neutralité exigée de l’immigré, mais telle qu’elle s’impose au phénomène même de l’immigration (et de l’émigration) dont la nature intrinsèquement politique est masquée, voire niée au profit de la seule fonction économique » (3).

Les mutations vécues par l’immigration postcoloniale font voler en éclat ces trois réductions : ils et elles restent ; ils et elles dépassent le cadre de l’entreprise ; ils et elles s’expriment politiquement sous des formes diverses. Or ces trois illusions sont centrales pour saisir les contours de la « présence légitime » que nous synthétiserons d’une part en une injonction d’invisibilité et en une exigence de politesse.

L’invisibilité

La présence légitime de l’immigration (et aujourd’hui de ses enfants français) suppose dans le fameux « modèle français d’intégration » une invisibilité sociale et une non-existence politique. Les deux caractéristiques sont en lien avec une perception-construction de l’immigré comme force de travail transitoire. Ces deux axes sont constitutifs d’une « politique de l’immigration » qui s’est imposée pendant de longues décennies. Celle-ci a guidé à la fois les choix en matière de logement et de droits sociaux et politiques, les conceptions de la nation et de la naturalisation, les rapports de « bienveillance » tissés par les forces politiques, sociales et associatives, etc. L’injonction d’invisibilité se construit à son tour sur un double niveau inscrit dans une chronologie : L’immigré proprement dit, qui, par les choix de logement (choix sociaux du fait des orientations gouvernementales et patronales mais aussi choix des immigré eux-mêmes déterminés par les contraintes objectives de leurs ressources), par l’absence de droits politiques, par le sentiment du provisoire qui marque la condition d’immigré, etc., est conduit à séjourner sur le territoire en se rendant le plus discret possible, le moins visible possible, le moins ostentatoire possible. Dans un second temps, l’immigré ancien (ou l’ancien immigré) et ses enfants qui sont invité à résoudre leurs situation de « provisoire qui dure » en devenant français. Or devenir français dans le modèle français d’intégration c’est se fondre dans le « creuset français », c’est « changer de nature » en se naturalisant, c’est devenir définitivement invisible. Pour des raisons liées au caractère postcolonial d’une partie de l’immigration, cette injonction d’invisibilité vole en éclat et suscite une nouvelle « politisation » de l’immigration au cours de la décennie 80. Nous y reviendrons.

La politesse

 L’exigence de politesse découle du même modèle et en particulier de la négation de la dimension de sujet politique de l’immigré. La négation du politique suscite une exigence de politesse. Etant lui-même dans une perception transitoire de son séjour en France, du moins dans un premier temps, l’immigré intériorise cette place « apolitique » induisant cette posture « polie ». Hors on sait combien la politesse marque les formes de la civilité, qui sont l’expression d’une citoyenneté : cette servilité forcée est dès lors un marqueur de l’absence de citoyenneté conférée. Par ce biais se légitime la domination et l’inégalité de traitement.

Abdelmalek Sayad parle à juste titre de « ruse sociale » engendrée par l’exclusion du politique du « non national » : « L’immigré (…) est non seulement un allogène mais, plus que cela, un « non national » qui, à ce titre, ne peut qu’être exclu du politique. Politique et politesse, et sans doute la politesse plus que la politique, exigent pareille neutralité, qu’on appelle aussi « obligation de réserve » : la forme de politesse à laquelle est tenu l’étranger et à laquelle il se croit tenu- et, à la limite, il n’est tenu à cette politesse que parce qu’il se croit tenu à l’observer- constitue une de ces ruses sociales (ou ruses du social) par lesquelles sont imposés des impératifs politiques et est obtenue la soumission à ces impératifs » (4).

A son tour cette discrimination légale (posée comme liée inévitablement à « l’ordre national ») suscite et légitime les discriminations illégales. Cette exigence de politesse est à la fois cause et conséquence de l’invisibilité. Elle a aussi pour conséquence de « mettre » en situation « d’obligé » l’immigré. Les acquis des luttes de ces immigrés (acquis obtenus contre leur conditions d’immigrés) apparaissent alors (sont présentés) comme « cadeaux » ou résultat de « l’intégration ».

De quelques conséquences

 Nous avons insisté sur des deux aspects de la « condition de l’immigré » lors de ce « premier âge » dans la mesure où c’est leur éclatement du fait de mutations sociologiques et de luttes sociales menées par les premiers concernés qui fait entrer dans un « second âge de la politisation » pour paraphraser Sayad. Ainsi, ce n’est pas par hasard si l’on reproche aux jeunes issus de l’immigration leur visibilité ostentatoire et leur non politesse.

Ce « premier âge » de la politisation peut se résumer en une construction permanente étatique, juridique, légale, d’une précarité du séjour. Il faudra ainsi attendre la « marche pour l’égalité » de 1983 pour que soit satisfaite la vieille revendication d’une « carte unique de 10 ans ». Paradoxalement c’est un mouvement social des enfants qui débouche sur une stabilisation concernant les parents. Les liaisons multiples dans le discours politique et médiatiques entre « chômage et immigration » d’une part et les illusions gouvernementales (à gauche comme à droite) sur la possibilité d’un « retour » ne sont pas simplement le signe d’une cécité sociologique, elles sont également le révélateur de l’ancien consensus portant sur la construction permanente de la précarité du séjour.

Le premier âge de la politisation apparaît donc justement au moment où les premiers concernés refusent d’être cantonnés dans un statut de non citoyens, où ils refusent leur réduction au simple statut de force de travail transitoire, non politique et polie. Il a pour signification sociale, le rappel « viril » d’une place assignée.

II. Le deuxième âge de la politisation : l’intégrationnisme

Spécificité de l’immigration postcoloniale, mutations sociologiques et politiques, luttes sociales, vont se combiner au cours des décennies 70 et 80 pour rendre caduc le « premier âge ». Les réactions, d’abord de l’extrême droite et ensuite d’une grande partie de la classe politique susciteront la nouvelle politisation actuelle.

Spécificité de l’immigration postcoloniale 

 Pour toutes les immigrations, la durée du séjour, la maîtrise de l’environnement social, mais aussi à la longue, l’expérience sociale, ouvrière et syndicale, modifient le rapport à soi, au pays d’origine, au pays de séjour, aux droits jugés légitimes, etc. Des exigences considérées comme « normales » et « légitimes » deviennent insupportables, des revendications estimées « impensables » et donc non formulables (et non formulées) se transforment en indicateur d’un combat pour la dignité (5). L’élargissement des exigences et des revendications, d’abord au sein de l’entreprise, puis en dehors de celle-ci (que révèle par exemple les luttes pour le logement) sont de ce fait inévitables à plus ou moins long terme pour l’ensemble des immigrations passés, présentes et futures. A ce niveau l’immigration postcoloniale ne se distingue pas des autres immigrations.

Paradoxalement ces mutations sont plus rapides pour l’immigration postcoloniale. Le paradoxe n’est, bien entendu qu’apparent. Les immigrés postcoloniaux ont, du fait de la colonisation (et de ses conséquences sur les nouveaux états après les indépendances), une connaissance plus poussée de la société française et de son organisation politique, administrative et juridique, des principes de légitimation de celle-ci (6).

De ce fait ces immigrés postcoloniaux se sentent autorisés, plus rapidement et plus facilement (7) à interroger leur « condition d’immigrés » (8). En témoigne la précocité de la revendication à la stabilité du séjour et les multiples luttes qui l’ont accompagnées. A ce niveau l’immigration postcoloniale se distingue des autres immigrations.

La spécificité de l’immigration postcoloniale est aussi celle du rapport que la société globale tisse avec elle. C’est au cœur même de la longue expérience coloniale que se sont construites et ont été diffusées les représentations sociales de ces populations, les logiques culturalistes de perceptions des comportements, les images sociales de la religion musulmane ou des cultures d’origines. A moins de considérer que ces constructions historiques de longues durées disparaissent d’elles mêmes avec les décolonisations, force est de s’interroger sur l’existence d’un imaginaire colonial donnant lui-même naissance à des processus de reproduction.

Que surviennent alors une crise structurelle comme celle que nous connaissons et une instrumentalisation de celle-ci par l’extrême droite, et nous aurons le tableau actuel : celui du retour en force d’une vision coloniale de ces citoyens.

Les mutations sociologiques

 Tout autant cause que conséquence des aspects précédents, les mutations familiales largement étudiées en sociologie (féminisation et rajeunissement) de l’immigration s’enclenchent. Des enfants naissent et/ou sont socialisés ici et héritent de ce fait (en dépit du fait qu’ils sont encore perçus et construits comme immigrés alors qu’ils n’ont immigré de nulle part) d’un autre rapport au droit, à l’égalité et à la société globale que celui de leurs parents.

Il fallait, pour que la marche pour l’égalité ait lieu, que ces enfants se considèrent (au sens littéral du terme) comme indigènes de la société française alors qu’ils étaient construits comme indigènes (au sens politique du terme, celui dérivé de la colonisation, c’est à dire ni tout à fait français, ni tout à fait étranger). Les inégalités, racisme et discriminations perçues comme « inévitables » par les parents (et même parfois « légitimes »), et plus ou moins supportés patiemment, deviennent plus rapidement et plus radicalement insupportables pour les enfants. Les nombreux témoignages et récits de vie de ces jeunes au cours de la décennie 80, décrivent des parents « inquiets » de l’investissement politique et revendicatif de leurs enfants. Ils témoignent également d’un refus par ces enfants de l’invisibilité sociale et politique d’une part et de la posture de politesse d’autre part.

Les mutations sociologiques de la société d’enracinement

 A ces mutations sociales touchant l’immigration se surajoutent celles touchant la société globale et elles ne sont pas des moindres. Au travers de la crise économique s’enclenchant dans la décennie 70 et des restructurations qui l’ont accompagnées, c’est l’ensemble d’un monde social et d’une contre-société qui se défait. Nous avons dans d’autres écrits (9) tentés de décrire ce processus de déstructuration de la culture et de la société ouvrière, de ses instances et structures de socialisation, de ses canaux d’espoirs sociaux et de contestations, etc. Ces mutations de la société globale en général et de la classe ouvrière en particulier, auront une série de conséquences importantes à prendre en compte pour saisir les nouvelles « politisations » des questions liées à l’immigration.

En premier lieu, le développement de la « concurrence pour les biens rares » (comme dans d’autres périodes historiques comme la crise de 29 pour d’autres immigrations) va rendre possible l’utilisation du processus de production du « bouc émissaire » sur le marché politique. Les succès électoraux du Front National s’enclenchent à cette période, de même que l’utilisation de l’immigration comme thème central de l’affrontement politique par ce parti. En second lieu, ces jeunes issus de l’immigration ne reçoivent aucun écho de leurs revendications au sein des organisations classiques du mouvement ouvrier et plus généralement de la gauche. C’est donc en dehors de celle-ci que s’enclenchent les prises de consciences. Comme l’a souligné Olivier Masclet (10) de manière euphémisée c’est à un rendez-vous manqué que nous assistons.

Les luttes des jeunes issus de la colonisation (11)

Dans la première moitié des années 80, nous n’assistons pas à une « marche des beurs » comme le disent encore fréquemment de nombreux discours politiques et médiatiques. C’est ainsi tout un cycle de « marche pour l’égalité » qui se développe, allant de la première marche en 1983, à Divergence 85 en passant par Convergence 84. Il ne s’agit pas ici d’une simple querelle de mots, à moins de considérer que la manière de se nommer et de se positionner d’un groupe social ne dit rien de sa situation réelle. La différence est double : le terme « beur » n’est pas celui qui est utilisé de manière dominante pour s’auto-désigner au cours de la marche. Il sera une production ultérieure significative d’une « nouvelle politisation » produite en grande partie par le parti socialiste alors au gouvernement. Il ne s’agit pas non plus d’une seule marche sans précédents et sans successions. La marche pour l’égalité a été préparée par une multitude d’expériences politiques et militantes plus modestes et plus locales. Elle s’inscrit dans une dynamique longue comportant les « trois marches » mais aussi de nouvelles tentatives de structurations comme « Memoire Fertile », « Le MIB », etc.

Le cycle des marches comme les tentatives ultérieures de donner un débouché organisationnel, sont incompréhensibles sans prendre en compte les réactions de la gauche au gouvernement et de ses relais associatifs. C’est le système d’actions-réactions entre un état de conscientisation d’une part, et le discours et les pratiques politiques gouvernementales d’autre part, qui explique, selon nous, les mutations des discours et des postures des jeunes issus de la colonisation. D’une marche de visibilisation d’une génération (signifiant sa volonté d’être prise en compte comme sujet politique) et de refus de l’inégalité ultime (l’inégalité devant le droit à la vie du fait de la multiplication des crimes racistes et sécuritaires), nous passons avec Convergence 84 à une revendication de citoyenneté pleine et entière posant la thématique de l’égalité et de la diversité culturelle, à, avec Divergence 85, l’affirmation d’une autonomie perçue comme nécessaire pour imposer les changements égalitaires souhaités. Entre temps la dite « mode beur » et « SOS Racisme » ont été créés par le haut.

Le contexte d’un « rendez-vous manqué »

 Pour saisir le « rendez-vous manqué » entre le nouvel acteur social et politique qui se visibilise avec les marches et la gauche au gouvernement, il convient, selon nous, de prendre en compte les contextes politiques et économiques de la décennie 80. Cette décennie est marquée au plan économique par les premiers effets massifs des restructurations économiques qui déstabilisent profondément les milieux populaires. A la réalité d’une précarisation croissante se surajoute pour l’ensemble du monde du travail un rapport pessimiste à l’avenir. Cela n’est pas sans conséquence sur les processus d’affirmation identitaire et sur les équilibres identité de classe/ identité ethnique dans la manière de s’auto-percevoir.

R. Gallissot (12) insiste sur le fait que le nationalisme et l’identité nationale fonctionnent comme idéologies des dominés dans les sociétés post-industrielles. Selon lui, l’identité nationale devient l’identité première et ce qui reste aux dépossédés des formations économiques et sociales avancées. « Ce qui reste », c’est-à-dire les politiques sociales et les droits sociaux qui reposent sur le principe de solidarité nationale. « Dans la condition prolétaire même, écrit R. Gallissot, le nationalisme confère une supériorité ; l’identité nationale supérieure est en effet la propriété de ceux qui n’ont pas de propriété, ou dont la propriété la plus pauvre est menacée » (13). Cette fonction de l’identité nationale et du nationalisme prend une place particulière au cour de la décennie 80 du fait de l’augmentation de la « concurrence pour les biens rares » (travail, logement, scolarité, etc.).

La stratégie du Front National a justement été de donner une expression politique à ce « repli identitaire » du groupe majoritaire sur l’identité nationale. Ce parti réalise ses succès électoraux en imposant un changement de paradigme de pensée politique et en conséquence de thèmes et de priorités, de termes et de grilles explicatives du réel social. Aux paradigmes de la domination, porteurs du clivage droite/gauche, il substitue le paradigme « culturaliste » dans sa version radicale. Aux thèmes sociaux comme centralité de l’affrontement politique, il substitue les thèmes et vocabulaires ethniques. Ce parti passe ainsi de 0,8 % en 1981 à 14,5 % en 1988.

La gauche pour sa part et le parti socialiste en particulier accepte largement cette mutation du champ politique imposée par le Front National. Elle aussi développe de plus en plus la grille culturaliste de lecture, d’une part, et la présentation de l’immigration (ou de l’intégration) comme problème, d’autre part. Nous sommes dès lors dans ce que certains auteurs ont appelé la « lepénisation des esprits » (14). Comment dans ce contexte prendre en compte l’affirmation d’un nouvel acteur collectif comme celui qui s’est exprimé au cours de la marche pour l’égalité ?

« SOS racisme » et la mode « beur »

 La création de SOS racisme est la réponse institutionnelle et politique apportée par la gauche au gouvernement à l’émergence du nouvel acteur collectif. L’objectif essentiel de cette nouvelle organisation est connu (15) : empêcher l’émergence et l’enracinement d’un mouvement autonome portant des potentialités revendicatives. Derrière cet objectif se révèlent les préoccupations du parti socialiste à cette période : contrecarrer la désillusion massive produite par la politique économique du gouvernement en imposant comme seul clivage « Démocrates contre Front national » ; éviter ainsi l’alliance droite/extrême-droite qui s’est fortement révélée lors des élections à Dreux ; tenter ainsi de retrouver une audience électorale que sa politique sociale et économique lui a fait perdre. Pour toutes ces raisons un mouvement autonome était perçu comme dangereux. Les mots d’ordres et revendications d’égalité des jeunes issus de la colonisation sont remplacés par un « antiracisme abstrait » du type : « touche pas à mon pote », « j’aime qui je veux », etc.

Au-delà de ces facteurs liés au contexte de l’époque des mutations idéologiques importantes sont portées par SOS : le discours sur les générations. Dans un contexte de restructurations touchant les parents du fait des licenciements massifs dans certains secteurs industriels et d’arrivée de nouveaux immigrés sous la forme des sans-papiers, il s’agit ni plus ni moins que d’opposer les uns aux autres.

Voici comment Abdelmalek Sayad décrit ce processus : « Tout le discours actuellement dominant tenu sur l’immigration atteste de cela. Et la volonté de rupture que porte ce discours n’est pas seulement entre générations successives considérées dans leurs rapports mutuels de continuité et de discontinuité, mais elle est aussi et sans doute davantage dans les relations réciproques entre elles et la société française : autant une génération est « exclue », tenue à distance de tout, cantonné dans une vie quasi instrumentale, autant la suivante fait l’objet d’une intention de récupération, d’une volonté communément partagée d’annexion en tant que sous produit endogène (plus qu’indigène) (…). L’invention de l’appellation « beur » arrive à point nommé. Et il faut toute l’attention bienveillante et condescendante des penseurs de la « génération » (et de cette génération là) pour vouloir conférer une manière d’authenticité locale et pour signer cette expression de la marque de production du « verlan » » (16).

Le pouvoir de nomination n’est pas secondaire. Il a des effets de production du réel social, il impose une manière de poser les questions. Les effets performatifs du discours massif sur les « beurs » (discours politique, discours médiatiques mais aussi discours à prétention savantes) dessinent des contours idéologiques encore en œuvre aujourd’hui. La fin des années 80 est ainsi marqué par un nouveau consensus entre la droite et la gauche caractérisé par deux affirmations essentielles : la fermeture des frontières et le discours sur les « clandestins », d’une part, le discours intégrationniste (c’est-à-dire non social et éludant les questions posées par les jeunes : l’égalité et le refus des discriminations), d’autre part.

Le second âge de la politisation est donc celui de la « mode beur » et de la scission volontariste entre parents et enfants d’une part, réguliers et clandestins, d’autre part. Le culte de « l’intégration » vise à opposer les uns aux autres tout en dévitalisant l’aspect revendicatif des dits « beurs ». Bien entendu, la non résolution des questions sociales et économiques constitutives du destin social spécifiques de ces jeunes français issus de la colonisation, ne pouvait conduire qu’à un rejet massif et multiforme de l’intégrationnisme. La réponse à ce refus et à ce rejet donne naissance au troisième âge de la politisation.

III. Le troisième âge de la politisation : Les quotas d’immigration, les « ghettos » et l’ennemi de l’intérieur

  De l’immigration zéro à l’immigration choisie

 Le mythe d’une fermeture complète des frontières a inauguré ce troisième âge de l’immigration, au même moment où des secteurs entiers de l’économie (bâtiment, confection, restauration, etc.) incluaient l’existence d’une main-d’œuvre « sans-papiers » dans leurs calcul de rentabilité. Avec la figure du « sans-papiers », l’immigré revient à sa condition initiale : une force de travail pure. Mais les effets du mythe de la « fermeture des frontières » s’étendent à l’ensemble des « immigrés » et de leurs enfants français. La logique de la suspicion s’installe pour tous indépendamment de leur situation juridique et de leur nationalité : « Surgit ici une première difficulté : le décalage entre l’état de droit (la fermeture des frontières et l’état de fait (la perméabilité de ces frontières). Cela signifie que nécessairement, à un moment ou à un autre, l’état cesse d’être crédible, puisqu’il est incapable de faire respecter ses propres règles. Et que sa loi présentera toujours quelques brèches résiduelles où ne manqueront pas de s’introduire les candidats à l’immigration. Ces possibilités légales, que l’état tentera aussi souvent que possible de qualifier de « détournements de procédure » ou de « démarches frauduleuses », ne cessent de le harceler dans sa légitimité et de l’obliger à faire des acrobaties, soit répressives, soit (de plus en plus rarement) bienveillantes. Mais cet arbitraire est peut-être plus machiavélique (et donc intelligent) qu’on croit : c’est un mode de gestion qui fait du désordre un principe politique de fragilisation des étrangers, toutes catégories juridiques confondues. Consciente ou non, la stratégie consiste à retirer leurs repères aux immigrés » (17).

Outre le cantonnement dans la « clandestinité », c’est-à-dire dans l’invisibilité, le consensus sur la « fermeture des frontières » a réintroduit une autre des caractéristiques de la « condition immigré » classique : la déstabilisation et la précarisation du séjour. La fin de la carte unique de 10 ans a sur cet aspect valeur de symbole. Elle est le fait d’un ministre d’un gouvernement de gauche. Pour les immigrés réguliers ou non, la nouvelle politisation consensuelle signifie le retour au statut de force de travail pure, précaire et sans stabilité. Le discours concurrent des « quotas et de l’immigration choisie » apparut plus récemment ne rompt pas avec cette logique de suspicion. L’idée n’est plus que nous avons trop d’immigrés mais que nous n’avons pas les bons. De nouveau le consensus droite-gauche est au rendez-vous, allant par exemple de Nicolas Sarkozy à Malek Boutih. Comme pour le discours sur la fermeture des frontières, l’immigré n’est considéré ici que comme « force de travail » et/ou « variable d’ajustement » économique. Dans cette nouvelle version d’une même logique, la suspicion demeure : les nouveaux candidats devront faire preuve de leur « intégration » avant que de prétendre à une stabilité du séjour. La version caricaturale de Malek Boutih proposant trois cartes (bleu, blanc et rouge) souligne les dimensions de l’imaginaire mobilisées dans cette nouvelle politisation. Les mêmes dimensions sont également convoquées pour parler cette fois-ci des français issus de la colonisation.

Un nouvel ennemi de l’intérieur : le français issu de la colonisation

 La période qui voit se construire le consensus sur les « sans-papiers » est aussi celle où se développe un nouveau discours sur l’islam comme « problème » ou comme « obstacle à l’intégration ». Depuis la fin de la décennie 80, chaque événement international ou national (première guerre du golfe, première « affaire du foulard », conflit israélo-palestinien, attentats du 11 septembre puis de Madrid, seconde « affaire du foulard, etc.), est l’objet d’interventions médiatiques et politiques interrogeant la compatibilité entre la « république » et « l’islam ». La simple répétition récurrente produit ainsi un effet performatif et qui ancre dans l’opinion publique, dans les médias et au sein du paysage politique, l’idée de l’existence d’un réel problème entre l’islam construit comme « substance éternelle » et la république tout autant posée comme « substance éternelle ».

Derrière l’interrogation sur « l’adaptabilité de l’islam » s’en cache une autre concernant les porteurs de cette religion : les jeunes issus de la colonisation. Une fois posée comme évidente et indiscutable cette logique est disponible et efficace pour produire des dérivatifs afin d’occulter les questions sociales et politiques dérangeantes : dérivatifs permettant d’occulter la crise du système scolaire et les revendications enseignantes avec l’affaire dite du « foulard », dérivatif pour occulter la paupérisation et la précarisation des quartiers populaires en les présentant comme des « ghettos » contrôlés par des mafias et des « intégristes » ; etc. Ce faisant c’est l’idée d’un « ennemi de l’intérieur » qui se diffuse dans les manières de penser les questions sociales. Trois composantes peuvent être repérées dans cette « nouvelle politisation » en ce qui concerne les jeunes français issus de la colonisation : un discours sur l’islam ; un discours sur les territoires ; un discours sur la femme.

Le discours sur l’Islam se construit à partir d’une négation de l’historicité de cette religion. Contrairement aux autres religions monothéistes cette religion a tendance à être homogénéisée (18). Cette homogénéisation et la grille de lecture culturaliste qui l’a produite (mais aussi qui la renforce à chaque utilisation) a pour effet une tendance à faire passer les jeunes issus de la colonisation d’une place « endogène » vis à vis de la société française à une place « exogène ». Alors qu’ils sont français ces jeunes tendent à être construits comme « étrangers ». La négation de l’aspect « endogène » tend ainsi à produire « l’indigène » au sens politique du terme (19). Les conséquences d’une telle « politisation » sont lourdes. Soulignons en simplement deux : en premier lieu elle produit une « logique de suspicion » en construisant au sein même de la nation un « ennemi de l’intérieur » (d’autant plus dangereux qu’il est de l’intérieur). En second lieu, elle légitime un « racisme respectable » à base d’une injonction à la déloyauté : rompre avec ce qui est censé les relier avec cet « ennemi de l’intérieur » (la religion, la culture, la langue, l’aspect vestimentaire, la famille, etc.) et s’intégrer ou refuser cette « rupture » et être exclus, discriminés, stigmatisés en toute légitimité respectable.

Le discours sur les territoires c’est à dire sur les quartiers populaires a accompagné le précédent. Une nouvelle fois nous retrouvons SOS racisme (même si cette association n’a pas été la seule) comme acteur important de la construction sociale transformant des « quartiers populaires » en « ghettos », véritables « territoires perdus de la république » (20). La représentation des quartiers populaires comme déserts humains, sous la coupe d’un « lumpenprolétariat » dirigeant une économie mafieuse, en lien avec des masses de prédicateurs intégristes et ethniquement caractérisées, est présente dans l’ensemble des événements et discours de l’association depuis la fin de la décennie 80 (21). L’appareil de lobying de cette association contribuera à imposer cette perception sociale des quartiers populaires dans les médias et au sein de la classe politique. Ici aussi les conséquences sont lourdes : mise en place d’un vocabulaire euphémisé les « jeunes de banlieues » signifiant jeunes « arabes et noirs » ; la mixité sociale signifiant la présence jugée trop importante de ces mêmes « indigènes » ; la cause (l’inégalité) tendant à être présenté comme conséquence ; les conséquences (la visibilité ou les ré-appropriations des stigmates ou les nouvelles différences « culturelles » produites socialement) étant posées comme des causes. Les quartiers populaires sont ainsi construits comme « exogène » à la nation, comme « territoire » à reconquérir.

Nous n’insisterons pas sur le troisième discours portant sur les femmes issues de la colonisation, dans la mesure où il est analysé dans un autre chapitre de cet ouvrage. Soulignons cependant qu’il possède, selon nous les mêmes caractéristiques que les deux précédents : processus de globalisation et de lecture culturaliste du réel ; logique de suspicion ; injonction à la déloyauté et scission binaire qui en découle (entre celles qui « s’intègrent » et celles qui ne «s’intègrent pas ») ; mise en exogénéité des récalcitrantes et stigmatisation de celles-ci ; etc.

Le troisième âge de la politisation est donc celui du « racisme respectable » et de « l’ennemi de l’intérieur ». Il est issu du refus par les jeunes français issus de la colonisation d’une place assignée. Ce refus a pris les formes de la visibilité sociale forte, dont « l’affaire du foulard » n’a été que l’aspect le plus médiatisé, avant que de s’orienter vers l’embrasement des quartiers populaires. Ce troisième âge de la politisation empreinte allègrement, du fait, son caractère culturaliste, les mots, les logiques et les mesures, à la « guerre des civilisations » d’une part, aux idéologies de justifications coloniales, d’autre part.

De la dualité républicaine à la duplicité du discours sur l’égalité

 Le processus de « politisation » des questions liées aux populations issues de l’immigration (et à ses différentes étapes) que nous avons tenté de décrire révèle des débats centraux concernant la « nation » et la « république ». Deux d’entre eux nous semblent essentiels : la conception de la nation et les paradigmes de pensées et d’actions qui en découlent.

La dualité des conceptions de la nation

 La tension entre deux conceptions opposées de la « nation » marque l’histoire de la construction nationale française. Au gré des rapports de forces et de leurs mutations une dualité de conception s’est installée avec des pôles dominants, différents selon les périodes.

La première conception est une définition politique de la « nation » c’est à dire la réunion sur un même territoire de « citoyens » régit à « égalité » selon les mêmes lois quelques soient les caractéristiques culturelles, religieuses, etc.

La seconde est une conception culturelle et « ethnique » de la nation posant comme nécessaire l’homogénéité culturelle des citoyens. Dans sa version dure cette seconde conception conduit à l’idée de populations « inintégrables » du fait d’une « distance culturelle » trop grande. Dans sa version douce elle conduit à l’idée d’une « intégrabilité » de tous que les pouvoirs publics doivent promouvoir et prendre en charge. Sous l’effet de multiples facteurs que nous avons mentionnés plus haut, il semble bien que nous assistons depuis plusieurs décennies à un double mouvement de fond : le mouvement de renforcement de la conception culturelle et ethnique de la nation, d’une part, et un autre mouvement, au sein de cette conception, allant de la version douce à la version dure, d’autre part. Les enjeux sont ici aussi de tailles, ils conduisent à une duplicité à l’endroit des discours sur l’égalité.

La duplicité du thème de l’égalité

 Chacune des conceptions de la « nation » conduit à une analyse précise de « ce qui fait problème » et donc oriente les politiques publiques. La conception politique de la nation pose la possibilité d’interroger les distances entre le discours républicain égalitaire (qui découle du caractère politique de la nation) et la réalité des inégalités sociales constatées. Elle mène en conséquence sur des dynamiques revendicatives exigeant la réduction des écarts entre le droit réel et le droit formel et en fonction des rapports de forces à une reprise progressive de ces revendications par les pouvoirs publics. La cause de « ce qui fait problème » est recherchée dans la réalité sociale et dans les inégalités qui la caractérisent. La dénonciation de la règle applicable et appliquée fonctionnant dans notre société (les productions des inégalités) se réalise sur la base de la règle formelle proclamée (le traitement égalitaire de tous les citoyens). C’est le chemin qu’ont emprunté les luttes ouvrières et les luttes féministes, dans des périodes où la conception politique de la nation était fortement présente. S’agissant des populations issues de l’immigration, elle oriente en direction d’une lutte contre les discriminations perçues comme production systémique de notre société.

La conception culturelle de la nation recherchent les causes de « ce qui fait problème » dans la nature, l’essence, la culture, la religion, etc. d’une population donnée. Les inégalités sociales ne sont plus causes mais conséquences. Comme dans tous les mécanismes de domination l’interversion des causes et des conséquences permet de légitimer les dominations en les renvoyant à ceux qui les subissent. En terme de logique d’action, cette conception oriente vers des politiques « d’intégration » conduisant inévitablement à une logique de suspicion visant à sérier les « intégrables » et les « non intégrables » ou pire ceux qui « refusent l’intégration ». Les places assignées et les inégalités sociales, juridiques et politiques ne sont plus analysées comme productrice des comportements et des rapports au monde. Au contraire ce sont ces « cultures » essentialisées qui sont posées comme productrices des places assignées et des inégalités. L’inégalité devient acceptable.

Pour conclure nous sommes, selon nous, en présence de deux paradigmes de pensées déterminants des modèles d’actions publiques (22). Le premier nous le qualifions de paradigme « intégrationniste ». Il est consubstantiel d’une conception culturelle de la nation et est à la source, selon nous, d’un certain nombre de faits politiques récents : discours sur l’immigration choisie, réforme de la naturalisation, Contrat d’Accueil et d’Intégration, rapport Benisti, loi sur les signes religieux, etc. Le second nous l’appelons « paradigme égalitaire ». Il est consubstantiel d’une conception politique de la nation et conduit à des modèles d’actions publiques s’attaquant aux processus structurels de production des inégalités.

Saïd Bouamama

Notes

 (1) Nous parlons volontairement de « quartiers populaires » et non de « banlieues » dans la mesure où ce dernier terme (comme celui de ghetto d’ailleurs) massivement utilisé, participe de la construction d’un regard éludant les causes sociales de la situation. Nous ne serions pas (selon les raisonnements en terme de banlieue) devant une production de l’ensemble de notre système social mais devant de simple erreurs de « peuplements », de « politiques urbaines », de « choix architecturaux », de « repli sur soi », etc.

(2) Bien entendu cette absence de « politisation » est elle-même une « politisation », elle est fondamentalement politique. Elle exprime le modèle d’une immigration « invisible et polie », sans droit et sans revendication, simple force de travail sans odeur et sans saveur, sans enfants et sans existence en dehors du travail.

(3) Abdelmalek Sayad, Introduction, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, De Boeck Université, Paris Bruxelles ; 1997 ; Introduction ; p. 18.

(4) Abdelmalek Sayad, qu’est ce qu’un immigré, idem, pp. 63 et 64

(5) Une attention insuffisante est accordée, selon nous, à ce sentiment « subjectif » qu’est la dignité. Ce qui est vécu comme élément constitutif de la « dignité » (ou ce qui revient au même au sentiment d’être traité indignement) a une dynamique historique correspondant aux mutations du rapport à soi et à la société d’enracinement. Elle est un des indicateurs de l’équilibre entre sentiment d’extranéité et sentiment d’intranéïté.

(6) C’est le retournement de ces principes contre le colonisateur qui a, entre autre, caractérisé l’accélération des revendications d’indépendances, qui ont été une des sources importantes de l’identité politique des nouvelles élites nationales et une des sources d’inspirations des juridictions et des paradigmes de pensées des systèmes politiques.

(7) La non perception de cette précocité et de cette facilité est à mettre, selon nous, sur le compte de l’hégémonie d’une vision culturaliste de l’immigration d’abord sous la forme caricaturale de la théorie de la « distance culturelle » ensuite sous des formes plus affinées. Cette domination culturaliste éludant l’essentiel des facteurs sociaux, politiques et historiques d’une part et confortant le paradigme intégrationniste d’autre part, est significative d’une certaine conception culturelle de la nation qui dans l’histoire de la construction nationale française a pris le pas sur la conception politique de la nation.

(8) Le même constat peut se faire aujourd’hui au sein des comités de sans-papiers dans lesquels des postures différentes aux revendications s’observent en fonction de l’origine de l’immigration. L’accord commun sur l’exigence de régularisation se réalise tendanciellement sur le mode de la demande pour les uns et sur celui de la « revendication légitime » pour les autres. Il n’est ainsi pas rare d’y entendre des arguments sur « la colonisation et ses effets », sur la « participation aux deux guerres mondiales ». Plus significatif encore est le raisonnement posant que « les immigrés ont contribués à la construction économique de la France ». Tout se passe ici comme si les nouveaux immigrés des anciennes colonies se percevaient comme continuateur de leurs prédécesseurs.

(9) Saïd Bouamama, De la galère à la citoyenneté. Les jeunes, la cité, la société, Desclée de Brouwer, Paris, 1993.

(10) Olivier Masclet, La gauche et des cités - enquête sur un rendez-vous manqué, la dispute, 2003.

(11) Nous utiliserons à partir de ce moment historiques qu’est la marche le terme jeunes issus de la colonisation (que nous empruntons à Sayad) en lieu et place de « jeunes issus de l’immigration » que nous utilisions antérieurement. C’est, en effet, à partir de cette marche que s’accélèrent des processus significatifs de désignation et d’auto-désignations : beurs, citoyens, indigènes, etc. Ces termes ne sont pas neutres mais expriment tout à la fois des facteurs objectifs (liés à la place sociale réelle, au champs des espoirs sociaux « réalistes » au vue des prises de positions des grands partis politiques) et subjectifs (le regard sur soi, la disponibilité d’outils conceptuels pour se penser soi-même, l’état des conscientisations, etc.).

(12) René Gallissot, « Dépasser le nationalisme sinon les nationalismes nous dépassent », in L’homme et la société, n°103, XXVIe année, L’Harmattan, 1992, pp.1-13.

(13) René Gallissot, « Dépasser le nationalisme sinon les nationalismes nous dépassent », op. cit., p. 12.

(14) Pierre Tévanian et Sylvie Tissot, Dictionnaire de la lepénisation des esprits, Esprit Frappeur, Paris 2002. 15 Serge Malik, Histoire secrète de SOS-Racisme, Albin Michel, Paris, 1990.

(16) Abdelmalek Sayad, Le mode de génération des générations immigrées, Migrants- formation, n° 98, septembre 94, pp. 11 et 12.

(17) Alain Morice, Régularisation des sans-papiers ou libre circulation, [En ligne] relevé le 10 novembre, 2005, http://biblioweb.samizdat.net/article33.html.

(18) Les « musulmans » sont alors construits comme population « homogène », comme « communauté » compacte non traversée par des clivages de classes sociales ; de lieux de résidences, d’appartenances politiques, etc. L’ensemble de leurs comportements ne devenant dès lors explicable qu’à partir du référent « culturel » ou du « référent religieux » à l’exclusion de tout autres déterminants sociaux ou politiques. Qu’ils habitent à Sarcelles ou à Bagdad, qu’ils soient ouvriers ou chef d’entreprises, qu’ils soient de « droite » ou de « gauche », etc., les systèmes de comportements et les rapports au monde ne restent expliqués qu’à partir du seul référent religieux.

(19) Le couple endogène/exogènes est ainsi, selon nous lié avec le couple indigène/ étranger. Les constructions d’une population comme « exogène » à la nation, les explications des comportements à partir d’une « culture » ou d’une « religion » perçue comme « étrangère » ou « extérieure » à la « France », à ses « valeurs », à « son génie », à sa « laïcité » expulsent du corps national une de ses composantes, la lui rendent « étrangère » c’est à dire fait émerger une nouvelle figure de « l’indigène » français et étranger à la fois.

(20) Emmanuel Brenner, Arlette Corvarola, Sophie Ferhadjian, Elise Jacquard, Barbara Lefebvre, Iannis Roder, Marie Zeitgeber et d’autres professeurs de collège et de lycée , les territoires perdus de la République : Milieu scolaire, antisémitisme, sexisme, Mille et Une Nuits, Paris, 2002.

(21) Jerémy Robine, SOS Racisme et les « ghettos des banlieues » - construction et utilisations d’une représentation, Hérodote, n° 113, Paris, 2004.

(22) Nous adoptons une terminologie qui distingue paradigme et modèle. Le paradigme est compris comme grille de lecture de la réalité sociale, de la nation, des questions sociales, de l’immigration, etc. , le modèle définit des systèmes concrets de politiques publiques. Les paradigmes peuvent être explicites, théorisées et formalisées dans du savoir savant ou implicites et non formalisée dans du discours et du matériau politique et médiatique. Les modèles pour leurs parts expriment en terme d’action l’équilibre à un moment donné des rapports de forces de plusieurs paradigmes.

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