On ne peut pas ne pas articuler



1. Parce que je suis multiple, tu es multiple, il est multiple, nous sommes multiples...

« Nul aujourd’hui n’est seulement ceci ou cela. Indien, femme, musulman, américain, ces étiquettes ne sont que des points de départ. Accompagnons ne serait-ce qu’un instant la personne dans sa vie réelle et elles seront vite dépassées. L’impérialisme a aggloméré à l’échelle planétaire d’innombrables cultures et identités. Mais le pire et le plus paradoxal de ses cadeaux a été de laisser croire aux peuples qu’ils étaient seulement, essentiellement, exclusivement, des Blancs, des Noirs, des Occidentaux, des Orientaux. » [1]

L'éthique étant un « rapport de soi à soi » suivant le mot de Michel Foucault, ici un rapport de lucidité et d'honnêteté, je tiens pour ma part à assumer l'ensemble de mes « coordonnées », toutes bancales qu'elles puissent être.

2. Parce que ce qui me fonde c'est précisément le point d'articulation entre les divers composantes de mon identité. Et c'est ce flux multiple et conjugué qui la façonne et me donne un point de vue unique, spécifique sur le monde, puisqu'on parle et on écrit toujours depuis un lieu et un temps définis, depuis une histoire et une culture particulières, ce que nous disons est toujours en contexte, positionné, ce qui requiert une certaine forme de vigilance :

« L'objectivation du rapport subjectif à l'objet fait partie des conditions de l'objectivité (...) Le rapport primitif à l'objet lorsqu'il n'est pas lui-même objectivé, resurgit sans cesse dans le discours sur le monde social et il est des « sociologie » qui ne sont que des étalages plus ou moins complaisant d « état d'âme ». On ne peut objectiver complètement sans avoir objectiver les intérêts que l'on a à objectiver. » [2]

 3. Parce que la position que j'occupe est celle d'un « outsider de l’intérieur » (Patricia Hill Collins), c'est une position particulière et avantageuse qui me donne accès tout à la fois à la marge et au centre, cette vision panoramique me permet de développer un savoir et une pratique, sur l'espace social dans lequel j'évolue, qu'on ne peut pas soupçonner de naïveté. Ainsi, je fais partie de « ces peuples qui sont dans la civilisation occidentale, qui y ont grandi, mais à qui l'on fait sentir et qui ont eux-mêmes senti qu'ils étaient en dehors, ont un aperçu unique sur leur société. » [3]

Position avantageuse certes, mais néanmoins tragique : « C’est une sensation bizarre, cette conscience dédoublée, ce sentiment de constamment se regarder par les yeux d’un autre, de mesurer son âme à l’aune d’un monde qui vous considère comme un spectacle, avec un amusement teinté de pitié méprisante » [4]

4. Parce que ce point de vue spécifique, qui est tout à la fois ontologique, cognitif et méthodologique, a trois caractéristiques majeures. L'idée selon laquelle l’expérience minoritaire occupe un place centrale. Celle suivant laquelle toutes les catégories de l'altérité sont construites et qu'il n'y a pas d'essence en cette matière. Et enfin le sentiment que tout ce qui l'opprime est aussi divers et combiné qui ce qui le fonde.

« Pour l'Occident développé, nous serions plutôt tous « pareils ». Nous appartenons à la marge, au sous-développement, à la périphérie, à l'« autre ». Nous sommes à la limite externe, à la bordure du monde métropolitain - nous somme toujours le « Sud » pour l'El Norte d'un autre.» [5]

5. Parce que le concept d'intersectionnalité, où l'articulation est centrale, tout comme celui de « border-thinking », est une invention de non-blanc qui répondait à un besoin analytique spécifique de « minoritaires ». Un concept qui visait à comprendre leur condition : un ensemble de situations complexes dans lesquelles les relations de « race », de genre et de classe etc. sont imbriquées ou intriquées. Et cette intuition de la nature combinée des oppressions remonte à bien longtemps, par exemple, en 1851, Sojourner Truth, une abolitionniste noire américaine, née de parents esclaves, interpellait vigoureusement les féministes « blanches » de son époque :

« Les hommes disent que les femmes doivent être aidées lorsqu’elles portent des charges ou lorsqu’elles franchissent un obstacle et qu’elles doivent avoir la meilleure place partout. Personne ne m’a jamais aidé à porter des fardeaux ou à franchir une flaque de boue, ni ne m’a jamais donné la meilleure place. Et pourtant, ne suis-je pas une femme ? Regardez-moi. Regardez mes bras ! J’ai labouré et planté et cueilli, j’ai rentré des récoltes et aucun homme n’a pu me commander ! Et pourtant, ne suis-je pas une femme ? Je peux travailler autant qu’un homme et manger autant qu’un homme - quand j’en ai les moyens - et supporter le fouet autant qu’eux. Et pourtant, ne suis-je pas une femme ? J’ai mis au monde treize enfants et j’ai vu la plupart d’entre eux réduits en esclavage et quand je hurlais ma plainte de mère, personne, hormis Jésus, ne m’a écoutée ! Et pourtant, ne suis-je pas une femme? » [6]

Car, il n'est rien de pire que de renforcer la pensée dominante en oubliant, ou en abandonnant, son propre « patrimoine », celui de ses luttes :

« Le déclin de la pensée radicale accroît considérablement le pouvoir des mots, les mots du pouvoir. « Le pouvoir ne crée rien, il récupère. » Les mots forgés par la critique révolutionnaire sont comme les armes des partisans, abandonnées sur un champ de bataille : ils passent à la contre-révolution ; et comme les prisonniers de guerre, ils sont soumis au régime des travaux forcés. » [7]

6. Parce que l'exigence d'articulation est la seule manière de comprendre les contradictions et les paradoxes apparents de l'expérience minoritaire. Il permet, par exemple, de saisir les fondements de ceci :

« Dans l’histoire des États-Unis, la fausse inculpation du viol est l’un des plus énormes subterfuges que le racisme ait inventé. On a systématiquement brandi le mythe du violeur noir chaque fois qu’il a fallu justifier une nouvelle vague de violence et de terrorisme contre la communauté noire. L’absence remarquée des femmes noires dans les rangs du mouvement contre le viol peut s’expliquer par son indifférence à l’accusation de viol comme alibi raciste. Trop d’innocents ont été sacrifiés dans les chambres à gaz et ont croupi dans les prisons pour que les femmes noires se joignent à celles qui cherchent souvent assistance auprès des policiers et des juges... » [8]

Ou bien encore : « Les analyses féministes contemporaines de la famille impliquent souvent que le succès du mouvement féministe devrait conduire à l’abolition de la famille. Cette suggestion est très choquante pour beaucoup de femmes et particulièrement parmi les non-blanches. Tandis que les militantes blanches peuvent expérimenter la famille en premier lieu comme une institution oppressive (une structure sociale où elles font l’expérience de graves abus et de l’exploitation), beaucoup de femmes noires trouvent que la famille est la moins opprimante des institutions. En dépit du sexisme dans le contexte familial, elles peuvent y faire l’expérience de la dignité, de l’estime de soi et de l’humanisation qui ne sont pas expérimentées dans le monde extérieur où elles sont confrontées à toutes les formes d’oppression. […] La dévalorisation de la vie de famille dans les discussions féministes, reflète souvent la nature de classe du mouvement. Les individus des classes privilégiées s’appuient sur de nombreuses institutions et structures sociales pour défendre leurs intérêts. Les bourgeoises peuvent répudier la famille sans croire que, ce faisant, elles vont perdre la possibilité de relations sociales, de sécurité et de protection » [9]

7. Parce que les articulations les plus dangereuses, les plus pernicieuses, ce sont les articulations « par défaut », insues de celui qu'elles structurent, car ces articulations invisibles laissées à l'initiative, et au profit des dominants, enfantent des monstres. Ainsi il existe aujourd'hui une collusion évidente entre un certain féminisme et l'impérialisme, autour de l'articulation entre la race et le genre. Comme il existe un certain type d'articulations entre la race et la classe, au sein du social-chauvinisme universaliste qui a pignon sur rue.

« Les questions centrales de la race sont toujours apparues historiquement en articulation, dans une formation, avec d'autres catégories et divisions, et qu'elles n'ont jamais cessé de croiser et recroiser les catégories de la classe, du genre et de l'ethnicité...» [10]

8. Parce que ne pas tenir compte de la complexité dont nous sommes faits, c'est laisser un champ d'action à l'instrumentalisation, car celle-ci ne prospère que sur les tensions et les contradictions qui nous habitent. Aussi feindre qu'elles n'existent pas, c'est tendre le bâton avec lequel on va se faire battre. Car si certains « minoritaires» sont instrumentalisés, c'est qu'ils étaient intrumentalisables. Et si l'on ne compte plus le nombre de « mercenaires », transfuges, hommes de paille, « native informants » issus de minorités qui se font les fidèles serviteurs de l'ordre dominant. En s'attaquant, soit aux minorités dont ils proviennent, soit à d'autres minorités moins pourvues en capital symbolique, renouant parfois avec de vieux « schèmes coloniaux ». On ne sait jamais vraiment interrogé sur le « pourquoi », sur les raisons profondes, d'un tel phénomène.

9. Parce que la question des alliances, à laquelle on associe habituellement celle de l'articulation, est bien mal posée. L'alliance, bien avant de se nouer entre un « nous » et une « extériorité », à savoir deux groupes constitués, autonomes, en réalité, elle se pose, d'abord, en amont : elle concerne la constitution d'un « nous » qui soit autre chose qu'un fétiche, c'est-à-dire un « nous » vivant, composite et dynamique, un « nous » qui n'a jamais été fixé une fois pour toute, un « nous » en devenir :

« Il faut au préalable reconnaître que les groupes identitaires organisés dans lesquels nous nous retrouvons sont en fait des coalitions, ou à tout le moins des coalitions potentielles qui attendent de se former. Dans le contexte de l’antiracisme, ce n’est pas parce que nous reconnaissons que la politique de l’identité telle qu’elle est couramment comprise marginalise les expériences intersectionnelles des femmes de couleur que nous devons pour autant renoncer à essayer de nous organiser en tant que communautés de couleur. » [11]

10. Parce que, si je n'ignore pas l'usage légitime et parfois nécessaire d'un « essentialisme stratégique » (Gayatri Spivak) de la part de minorités, je n'ai que faire d'une « pensée moniste » qui ressemble à s'y méprendre à ce que j'ai toujours combattu, à savoir un dispositif qui produit des réductions, des réifications et des binarismes en tous genres, je ne veux pas cautionner une sorte de « stalinisme de l'identité » et ses gardiens du temple, qui en dessinent les contours, d'où qu'ils viennent, je n'ai pas envie de participer au jeu malsain des « vrais combats » et des « contradictions secondaires », sachant que le processus de catégorisation est en soi un exercice de pouvoir dont l’initiative revient au groupe dominant ou à ceux qui aspirent à dominer...

« Découvrant l’inutilité de son aliénation, l’approfondissement de son dépouillement, l’infériorisé, après cette phase de déculturation, d’extranéisation, retrouve ses positions originales. Cette culture, abandonnée, quittée, rejetée, méprisée, l’infériorisé s’y engage avec passion. Il existe une surenchère très nette s’apparentant psychologiquement au désir de se faire pardonner. (…) État de grâce et agressivité sont deux constantes retrouvées à ce stade. L’agressivité étant le mécanisme passionnel permettant d’échapper à la morsure du paradoxe (…) La culture encapsulée, végétative, depuis la domination étrangère est revalorisée. Elle n’est pas repensée, reprise, dynamisée de l’intérieur. Elle est clamée. Et cette revalorisation d’emblée, non structurée, verbale, recouvre des attitudes paradoxales.» [12]


Note

[1] Edward Said., Culture et Impérialisme, Fayard, Paris, 2002.
[2] Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Le Seuil, Paris, 2001.
[3] CLR James in Stuart Hall, Identités et cultures. Politiques des Cultural Studies, Éditions Amsterdam, Paris, 2007
[4] W.E.B DuBois, Les âmes du peuple noir, La Découverte, Paris, 2007.
[5] Stuart Hall, Identités et cultures. Politiques des Cultural Studies, Éditions Amsterdam, Paris, 2007.
[6] Sojourner Truth in bell hook, Ain’t a woman: Black Women and feminism, South End Press, Boston, 1981.
[7] Mustapha Khayati, Les mots captifs, Internationale situationniste n°10, mars 1966.
[8] Angela Davis, Femmes, race et classe, Éditions Des femmes, Paris, 2007.
[9] bell hook, Feminist Theory: from margin to center, South End Press, Boston, 1984.
[10] Stuart Hall, Identités et cultures. Politiques des Cultural Studies, Éditions Amsterdam, Paris, 2007.
[11] Kimberlé Williams Crenshaw, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre2/2005 (n° 39), p. 51-82.
[12] Frantz Fanon, Œuvres, La Découverte, Paris, 2011.

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