De la «race» comme impensé

Sous l'Empire, la colonie était un « ailleurs ». Elle participait du « lointain » et de l'étrangeté - d'un au-delà des mers. Aujourd'hui, la colonie s'est déplacée et a planté sa tente ici même, dans les murs de la cité. Le prochain et le lointain, du coup, s'enchevêtrent. Le paradoxe de cette présence est qu'elle reste largement invisible au moment même de l'étroite imbrication de l'ailleurs et de l'ici, où cette présence de l'ici est dans l'ailleurs, dans cette généralisation de l'étrange - tout cela a pour conséquence l'aggravation de la tension fondatrice du modèle républicain français. Il s'agit non point de l'opposition entre universalisme et communautarisme (comme tend généralement à le penser l'orthodoxie), mais entre universalisme et cosmopolitisme (l'idée d'un monde commun, d'une commune humanité, d'une histoire et d'un avenir que l'on peut s'offrir en partage). Et c'est le refus du passage au cosmopolitisme - infirmité fondée sur une excision de sa propre histoire - qui explique l'impuissance de la France à penser la postcolonie et à proposer au monde une politique de l'humain conforme à la promesse inscrite dans sa propre devise.

Nous souhaitons mettre en exergue le problème de ceux qui, tout en étant avec nous, parmi nous ou à côté de nous, ne sont finalement pas des nôtres - ce problème n'a été résolu ni par l'abolition de l'esclavage, ni par la décolonisation. L'extension de la citoyenneté aux descendants d'esclaves n'a pas entraîné une transformation profonde de la manière dont nous procédons à la figuration politique de la démocratie. Elle n'a pas non plus conduit à un renouvellement des modalités d'institution imaginaire de la nation. Telle est, au demeurant, l'aporie au cœur de la logique de l'intégration et de l'assimilation qui gouverne bien des débats passés et actuels. La forme d'universalisme qui sous-tend l'idée républicaine semble ne pouvoir penser l'autre (l'ex-esclave, l'ex-colonisé) « qu'en termes de duplication, de dédoublement jusqu'à l'infini d'une image narcissique » à laquelle est assujetti celui ou celle qui en est la proie. À l'examiner de près, il est donc possible d'affirmer que le principe qui préside à l'idée nationale française n'a pas été totalement épuré de tout soupçon ethnique et, par la force des choses, racialisant. Au fond, plus on invoque rituellement les « valeurs de la République » et de l'universalisme pour les opposer à ce que l'on appelle le « communautarisme », plus on met à nu - malgré soi sans doute - cette réalité.

La décolonisation n'a pas mis un point final à la question de savoir que faire des histoires partagées une fois que celles-ci ont été plus ou moins désavouées. Le premier exemple concerne les relations que nous avons tissées avec les «ex-colonies d'Afrique ».

 Nous convoquerons l'Afrique ici - plutôt que la question classique de l'immigration -, parce qu'elle est l'expression la plus dramatique du dilemme de la race et de la colonie, dilemme donc nous avons dit que la non-résolution dans le cadre de la République contredit les prétentions universalistes de notre modèle démocratique. Faut-il, à ce sujet, rappeler que dans la rhétorique de la République française, le continent africain a toujours servi de figure non pas de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, mais de l'altérité radicale ? En effet, c'est la présence historique des gens d'origine africaine en France ou dans les territoires qu'elle contrôlait qui, pour la première fois, pose à la conscience française la lancinante question de la race et oblige la puissance publique à légiférer la différence et la ségrégation. C'est ce qu'atteste, par exemple, la juridicisation des rapports maître-esclave par le biais du Code noir ou encore l'ensemble des mesures prises dans le cadre de la « police de l'esclave » sous l'Ancien Régime, voire la mise en place, à l'époque coloniale, du Code de l'indigénat.

Des études récentes montrent clairement que cette politique de la différence absolue et la logique de la ségrégation qui en est le corollaire ont reposé, du début jusqu'à la fin, sur des dispositifs d'animalisation et de bestialisation de l'autre. Poussée jusqu'à ses conséquences ultimes, celle logique a toujours fini par déboucher sur la guerre. De fait, que celles-ci prennent la forme de la conquête, de la « pacification » ou de l'occupation, les guerres coloniales ont toujours été, quelque part, des guerres de race. Car dans leur essence, il s'est agi chaque fois de guerres menées non contre d'autres personnes humaines, mais contre des « déchets humains, des rebuts » [...]

A bien des égards, l'histoire de la France et de son empire, reste à écrire. C'est en partie parce qu'elle a été mal écrite que nous éprouvons tant de peine à déchiffrer «la nouvelle société française» au sein de laquelle nous vivons, et la puissante demande d'identité qui la travaille. C'est aussi en raison de cette ablation de l'histoire que la France étale, aujourd'hui, son incapacité à embrasser le monde. C'est ce défaut d'histoire qui explique qu'elle éprouve tant de peine à donner chair à son modèle civique républicain et à son modèle quasi censitaire de représentation démocratique. C'est, enfin, ce défaut d'histoire qui rend si difficile le processus de figuration politique d'une société en vérité éclatée en une multitude de voix de plus en plus séparées par la nouvelle question sociale : la question raciale.

Cette excision de l'histoire de notre présence au monde et de la présence du monde en notre sein fait croire, à plus d'un, que la tâche de production et d'institution de la nation française, loin d'être une expérimentation continue, s'est achevée depuis longtemps déjà, et qu'il n'est plus que du devoir des nouveaux arrivants de s'intégrer à quelque chose qui existe déjà, et qui leur est offert à la manière d'un don qui exige, en retour, un certain devoir de reconnaissance. Du coup, plus ils couvrent d'un voile opaque ce dont ils sont porteurs, mieux ils seront admis chez nous. C'est le même déni qui fait penser que le modèle civique républicain aurait, depuis longtemps, trouvé ses formes canoniques. El tous ce qui remet en question ses fondements ethniques et racialisants relèverait purement et simplement du projet tant honni d'une « démocratie des communautés et des minorités».

Une telle conclusion ne peut paraître curieuse que si l'on fait l'impasse sur la prodigieuse clôture intellectuelle dont la France a fait l'expérience au cours du dernier quart du XXe siècle. Ce reflux nationaliste de la pensée a profondément affaibli nos capacités à penser le monde et à contribuer de façon décisive aux débats sur la « démocratie à venir », Les raisons de cette myopie étant trop bien connues, point n'est besoin de les ressasser ici, juste de les esquisser.

D'une part - et à quelques exceptions près -, nous n'avons pas su mesurer à sa juste valeur la signification profonde des tournants survenus dans les sciences humaines en général et dans la critique politique et culturelle en particulier. Il s'agit du virage qu'a été l'irruption, dans différents champs du savoir, de la philosophie, des arts et de la littérature, des trois ou quatre courants intellectuels qui ont plus que d'autres infléchi, ailleurs dans le monde, la manière de penser le social, le politique, le monde et la culture au cours du dernier quart du XXe siècle. Partout ailleurs où les problématiques portées par ces courants ont été prises au sérieux dans le débat intellectuel et dans les procédures de la vie publique, le résultat en a été, sinon un renouvellement, du moins un approfondissement de la réflexion sur la nature de l'ordre démocratique (la politique des citoyens), les conditions éthiques du vivre ensemble (les politiques de la reconnaissance et de l'inclusion) et les manières de relation à autrui et au monde (cosmopolitique).

Rappelons-nous que, dans un premier temps, la tâche que s'était assignée le courant postcolonial était de déconstruire les savoirs impériaux qui ont rendu possible la domination des sociétés non européennes. Cette tâche est allée de pair avec la critique de toutes les formes d'universalisme qui, hostiles à la différence et, par extension, à la figure d'Autrui, prétendaient faire de l'Occident le monopole de la vérité et de l'humain. En opérant une critique radicale de la pensée totalisante, ce courant a permis de poser les fondements d'une réflexion sur la différence et l'altérité, voire la singularité plurielle - celle « multiplicité dispersante » à laquelle se réfère sans cesse le poète Édouard Glissant. On peut également présumer que, contrairement aux critical race studies, ce courant n'a guère su penser la question de l'abjection et de l'impossibilité à signifier.

Il se trouve cependant, d'autre part, qu'en France même ce courant est venu se heurter contre le mur d'un narcissisme politique, culturel et intellectuel dont on pourrait dire que l'impensé procède d'une forme d'« ethno-nationalisme racialisant ». À première vue, cet ethno-nationalisme racialisant est d'autant plus surprenant qu'il fleurit à l'ombre de l'une des traditions de la pensée politique qui, dans l'histoire de la modernité, ont fait montre d'une sollicitude radicale sinon pour l'« humain » en général, du moins pour l'« homme» et pour la « raison » comme figures par excellence de la souveraineté du sujet, comme instances fondatrices du savoir et de l'agir - et, finalement, comme expériences originaires à partir desquelles se lisent aussi bien le monde que la vérité du politique, de l'éthique et de la culture. C'est cette sollicitude radicale pour l'homme et pour la raison qu'est supposé incarner le concept de « République », dont la signification ultime s'exprime à travers le langage de la liberté, de l'égalité et de la fraternité.

Or, historiquement, cette sollicitude pour le sort réservé à l'homme et à la raison a vite montré ses limites chaque fois qu'il a fallu reconnaître la figure de l'homme dans le visage d'Autrui défiguré par la violence de la race. Dans l'histoire de la République, la mise en forme institutionnelle de la visée destructrice dont la race est porteuse, ce furent l'esclavage et le fait colonial. De fait, en quoi consistent la race et le racisme - et inversement en quoi consistent la mise en esclavage et l'assujettissement colonial -, sinon en le pouvoir de se représenter autrui comme « déchet » et en la capacité de l'assigner à cet état de déchet « de son vivant même» ? Le versant nocturne de la République, l'épaisseur inerte où vient s'engluer sa radicalité, c'est donc bel et bien la race. Car la race est cette page obscure où, placé par la force du regard de l'autre, l'« homme » se retrouve dans l'impossibilité de savoir en quoi consistent l'essence du travail et ses lois.

De fait, au nom du principe d'égalité, la tradition française d'universalisme abstrait affirme qu'en son essence le projet de la modernité consiste à « désubstantialiser le social pour le ramener à une pure quotité : celle des conditions d'équivalence et de commensurabilité entre des individus indépendants » [Pierre Rosanvallon], compte non tenu de leur appartenance à des communautés culturelles ou religieuses distinctes. Ainsi s'explique la dérision qui accueille, dans la plupart des milieux bien pensants, toute référence aux politiques dites de « discrimination positive ». À cette cécité, s'ajoute sinon le refus, du moins la difficulté d'imaginer l'histoire et la mémoire comme histoire et mémoire de la responsabilité. Ce refus de responsabilité - qui est en même temps un refus de l'aveu et une volonté active d'oubli - se donne notamment à voir lorsqu'il s'agit d'interroger sérieusement le passé colonial. Préoccupée de dénoncer l'« esprit du Goulag », l'intelligentsia en est venue à refouler cette face nocturne - constitutive de la République - que fut le colonialisme. Dans les rares cas où un réexamen de cette période a été officiellement esquissé, la colonisation a été réduire à la manifestation d'une blessure de type purement narcissique. Il s'est rarement agi d'intégrer dans la « bibliothèque nationale » les savoirs produits par les peuples anciennement colonisés ou par leurs descendants devenus, par la force des choses, des citoyens venus « d'Outre-Mer » dont le « droit de cité » dans les sphères publiques de la nation demeure à tout le moins précaire, comme le précise Étienne Balibar.

Achille Mbembe (extrait de La République et l’impensé de la « race »)

Aucun commentaire: